Cette petite histoire tente d’illustrer la pente douce, et parfois peu malicieuse à ses débuts, mais qui mène pourtant à la collusion et la corruption dans le domaine des services.

Je suis à l’heureuse époque de ma vie où je fréquente régulièrement le même « tout-inclus » dans un complexe de République dominicaine.

Malgré le « tout inclus », je laisse passablement de pourboire au personnel. C’est un réflexe plus puissant pour moi que pour mes amis français qui voient le service systématiquement inclus sur leur addition, même au café du coin.

Sans vouloir paraitre plus généreux que je ne le suis, c’est aussi une façon de compenser l’injustice que je ressens parfois en réalisant combien le personnel est peu payé alors que je joue les pachas.

Une autre raison, moins noble celle-là, c’est que je suis d’autant mieux servi !  Aucune corruption et aucun avantage qui priverait les autres clients de quoi que ce soit. Je ne vole rien à personne, mais il est clair que je suis d’autant mieux servi et que les sourires sont au rendez-vous. Mais n’est-ce pas la fonction même du pourboire que de huiler un peu le sens du service ?

Où commence le problème (éthique) avec ces petits dons si bien acceptés normalement?

Cela commence au moment même où j’agis pour contourner les règles sociales et pour obtenir un avantage au détriment des autres, à l’encontre de la règle, et au moment plus précis encore où se développent des complicités à cet effet. Collusion et corruption vont bien ensemble.

Petit exemple banal, mais combien révélateur : C’est bien connu en psychologie sociale, la culture génère ses propres règles qui n’ont pas besoin d’être écrites. Ainsi, tous les matins avant le déjeuner, on se presse autour de la piscine ou à la plage pour choisir les chaises où on compte passer la journée. On le fait en marquant sa place avec sa serviette de plage fournie par l’hôtel. Évidemment, toutes ces serviettes se ressemblent et n’importe qui, revenant de déjeuner avant vous, pourrait vous faire croire, et se faire croire, que c’est sa place à lui, et que c’est bien sa serviette de plage.

On doit donc ajouter un petit signe distinctif, comme une revue ou un livre auquel on ne tient pas vraiment et dont ce sera la seule fonction pendant le séjour.

Ce qui est fascinant c’est de constater à quel point tout le monde apprend vite cette règle qui n’est pourtant écrite nulle part et dont personne ne parle non plus. C’est comme ça. C’est tout. C’est la culture ! Un ensemble de règles non écrites qui détermine les comportements que les membres d’un groupe trouvent acceptables ou non, et auquel ils se plient en général sans réfléchir.

Toutefois, la culture et les comportements qu’elle engendre comportent une éthique implicite qui est simple et en général vite acceptée. Dans ce cas-ci la règle est la suivante : Si vous voulez une chaise dans un coin particulier, et il y a évidemment des coins privilégiés, il faut vous lever tôt.

Il y a évidemment des petits malins qui voudraient choisir leur chaise sans se lever tôt et qui penseront donc à laisser leur serviette et leur revue la veille en rentrant du bar.

Sans limites et sans processus de régulation, c’est ce qui arrive fatalement avec les humains. Ils trichent un peu, pas beaucoup, et pas assez pour avoir franchement tort, mais assez pour contourner l’objectif même de la règle. Ils s’en excusent d’autant plus facilement que, effectivement, la règle n’est écrite nulle part.

Mais il y a bien un processus de régulation qui les dissuadera, car pendant la nuit, le personnel interprètera systématiquement que vous avez oublié votre serviette et la mettra au lavage en prenant soin d’empiler les revues saisies à l’endroit même ou vous devrez aller vous chercher une nouvelle serviette.

J’ai mes petites habitudes et mes petites manies.  Je suis respectueux des règles et je me lève très tôt. Dans cette culture dont personne ne penserait à contester les règles, j’aurai donc la  place que je souhaite la plupart du temps, et jamais avec une telle règle je n’aurais pensé à donner un pourboire ou à soudoyer quelqu’un.

Cette semaine-là, rien n’y fait. Ce sont toujours les deux mêmes couples d’Allemands qui occupent les deux meilleures places. J’ai beau me lever à n’importe quelle heure, ou bien le personnel n’a pas encore replacé l’ensemble des chaises, ou les serviettes et les revues allemandes sont déjà installées.

Les jours passent et de plus en plus ce sont des Allemands qui occupent systématiquement les quelque 20% des places les plus prisées autour de la piscine, me condamnant à trop d’ombre.

Maniaque de psychologie sociale, j’observe pour ne pas dire que je fais enquête pendant quelques jours. Je découvre assez vite que mon ami Willi qui est préposé à la piscine, a fait une petite fleur contre pourboire à ces deux couples allemands et que donc, il place systématiquement une serviette propre sur les chaises convoitées avec des revues qu’on lui a confiées en même temps qu’il replace les chaises pour la journée du lendemain entre deux heures et trois heures du matin.

D’un autre côté, l’observation révèle ce dont je me doutais bien, à savoir que les Allemands se repèrent facilement entre eux et font ami ami sur la seule base de leur proximité linguistique.  Ils se regroupent donc sur cette base et s’entraident un peu en partageant leurs trucs et privilèges.

Au bout de quelques jours, si une nationalité semble avoir le monopole des meilleures places en contravention des us et coutumes et au détriment des autres, les affaires de Willi vont bien, mais il ne saurait plus s’arrêter même si de toute évidence les choses commencent à être gênantes pour lui. Je ne suis pas seul en effet à m’étonner du monopole. En fait, la bizarrerie de ce privilège fondée sur la nationalité commençait à être de notoriété publique et alimentait les conversations … de l’autre côté de la piscine.

Quand finalement je  demande à Willi comment faire pour avoir ma place selon les règles habituelles, il devient mal à l’aise, mais ne peut avouer sans se mettre dans l’embarras. De toute évidence, Willi savait que c’était allé trop loin, même si au départ ce n’était pas bien grave. Il bredouillait des explications qu’il savait que je savais bidon (je ne pratique pas l’hypnose sans avoir appris les micros indices de mensonge). Il  aurait aimé me convaincre des avantages de certaines chaises moins exposées au soleil, mais, visiblement, il aurait surtout aimé que je me taise.

J’ai plutôt opté pour lui dire que je serais là au moment où on ferait la mise en place des chaises et que j’allais, selon les règles, m’empresser de placer ma serviette et ma revue à cet instant précis sur la chaise que je convoitais. Willi devait être soulagé que je ne pousse pas l’affaire plus loin, mais devait probablement déjà s’inquiéter des ennuis qu’il aurait avec ses clients allemands, lui qui devait déjà avoir été payé.

Le lendemain matin, en me levant, ma chaise arborait toujours les signes de mon droit d’occupation, parmi un ensemble de revues allemandes, mais au retour du déjeuner, mes affaires avaient disparu et les deux couples allemands étaient bien installés sur les places qu’ils considéraient désormais comme les leurs, comme l’ensemble de leur groupe d’ailleurs. Après tout, ils les avaient payés ces places !

C’est curieux de voir à quel point les gens développent un sens profond de la propriété et de leur droit même quand ils ont usurpé leur place au soleil !

Je ne cherche pas les ennuis, mais j’ai récidivé le lendemain en m’assurant d’être très tôt sur ma chaise de bon droit.

Je me suis retrouvé au milieu d’un groupe solidaire qui de toute évidence me considérait comme un ennemi.

J’ignore ce que j’aurais fait le lendemain si le groupe allemand n’avait pas quitté l’hôtel définitivement ce même soir.

Enfin sur ma chaise de prédilection, et obtenue selon les règles, je me prenais à penser que cette petite histoire en disait long sur le développement de la corruption ordinaire. Je spéculais aussi sur le fait que des groupes ayant souvent des points communs sur le plan culturel adoptaient les mêmes comportements délinquants.

Je me suis aussi plu à penser que Willi que j’aime bien ne s’y laisserait peut-être plus prendre, mais ça, on verra bien au prochain séjour. J’aurai peut-être à lui parler de commission à propos de ses pourboires.

ÉPILOGUE

L’histoire paraitra amusante, ou on me dira que j’ai l’indignation facile et qu’il vaut souvent mieux fermer les yeux !

Je répondrai que la collusion, c’est justement de fermer les yeux, et bien souvent juste avant de faire taire en soi-même l’indignation; juste avant de désespérer en disant que c’est aller trop loin; juste avant de devenir cynique en disant que quiconque ferait de même s’il en avait le pouvoir; juste avant de faire partie du problème soi-même, dès qu’on peut.

Comme Thibon, je crois profondément qu’il y a des tolérances qui ressemblent à la démission.

Et finalement, pour philosopher un peu moi-même …

Accusez l’indignation et bientôt vous n’accuserez plus personne, faute de crimes autant que de juges; faute de société.

(Pour aller plus loin, voir « Le mythe de l’anneau de Gygès »)

 

 

Gilles Vachon. M.Ed. , M.A.Ps.,

psychologue